Meursault contre-enquête – Kamel Daoud

   Pour parler du livre Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, j’étais partie au départ dans une adjonction d’adjectifs qui semblaient tous correspondre au livre mais dont aucun ne me satisfaisait pleinement. Ce livre nécessite qu’on en parle plus longuement.

   Le nom de l’auteur ne vous ait certainement pas inconnu, d’une part parce qu’il a été finaliste du dernier prix Goncourt 2014 avec ce livre, d’autre part parce qu’il a été amené à s’exprimer à l’occasion des récents événements survenus en France. Au delà d’être un auteur de roman, Kamel Daoud est journaliste au Quotidien d’Oran. Je ne pensais pas que ma lecture, poussée par la curiosité de découvrir un autre pan du célèbre livre d’Albert Camus L’Etranger, aurait un tel écho. Parce qu’il est question de littérature française, de colonisation, de meurtre, de mépris – de l’autre, de soi-même – et de religion. Kamel Daoud parle avec émotion, pudeur et honnêteté d’une Algérie tumultueuse où se déroule l’histoire de L’Etranger et la sienne. Camus est l’excuse qu’il manquait pour parler de ces « arabes ».

Meursault

   La référence à l’œuvre de Camus apparaît dès le titre. A ceux qui l’ont lu, Meursault vous parlera immédiatement et vous rappellera ce procès ahurissant où l’accusé lui-même y est étranger tandis qu’il encourt la peine capitale. Je conseille de lire d’abord celui-ci (ou la BD) afin de ne pas être égaré et de comprendre toutes les références que Kamel Daoud égrène tout au long de son récit. En effet, nous partons à la rencontre de Haroun, dans un bar d’Oran. Il est le frère de l’arabe et nous fait entrer immédiatement dans le vif du sujet. Aussi, sans connaître l’œuvre de Camus, vous pourriez être quelque peu désarmé face à ce surprenant narrateur et son histoire qu’il va dérouler au fil de plusieurs jours et au gré de plusieurs verres de vin. En compagnie de qui ? Mais de vous, bien sûr. Lecteur, vous devenez le récipiendaire de l’histoire de cet inconnu.

   Une histoire tendue, bouillonnante dans laquelle suinte la colère de Haroun. Il est le frère d’un homme dont le meurtre est devenu célèbre grâce à un livre. Le français qui domine se retrouve en pleine lumière malgré son crime et lui, il est l’arabe tapi dans l’ombre. L’ombre de sa mère, de son frère tué dont le corps jamais ne reparut. Il sentira peser sur lui le poids immense d’un frère mort en martyr mais jamais reconnu comme tel. Et c’est ça qu’il lui manque. Comme un pays a besoin d’être reconnu par les autres pour avoir une existence légitime, Haroun a besoin de celle-ci pour exister en tant que tel. Pour ne plus être le frère de « l’arabe ». Mais Haroun, le frère de Moussa tué par Meursault. Un meurtrier qu’il confond dans son délire à Camus qui devient le tueur de son frère.

   D’avoir ainsi été effacé du monde par cette non-existence, Haroun porte un regard sur tout ce qui l’entoure et ressent les émotions avec une acuité supérieure à celle des autres. Hors des événements, hors du tumulte, hors de l’enfance et de son innocence, il se laisse porter par les flots de parole de sa mère vers son destin. Alors quand nous le rencontrons, vieil homme aigri buvant tous les soirs au bar en ressassant son histoire, « sa vérité » qu’il tient tant à nous dévoiler, Haroun émet un jugement sans concession sur son pays. Sur Alger, qu’il compare à une femme aux jambes écartées s’adonnant aux flots tandis que son frère meurt sur ses plages. Il fustige la religion contre laquelle il s’érige, revendiquant avec énergie le fait qu’il boive du vin. Il n’est pas musulman, ne sent pas musulman. Il se rebelle farouchement contre cette société qu’il voit décliner, las bien que plein de force, déçu bien qu’attaché à son pays.

   Au delà de « sa vérité » sur la mort de « l’arabe », Haroun nous livre aussi sa vision de l’Algérie, celle de sa jeunesse et celle d’aujourd’hui. Contraste violent entre deux mondes qui semblent s’entrechoquer. Il critique les murs décrépis, les cités apparues au fil du pétrole, les bidonvilles au fil de la misère grandissante, la difficulté de l’Algérie de se construire tout simplement. Les conséquences d’un héritage colonial qui apparaît en filigrane dans son récit, notamment quand il parle de l’attente du peuple algérien, une attente pleine de batailles à venir, différente de l’attente passive d’une personne mue par aucune force. Une colonisation qui apparaît aussi lors de l’indépendance mais la situation de Haroun le rend finalement assez imperméable aux événements jusqu’à cette année 1962. Ce n’est donc pas tant l’Algérie colonisée qui est l’objet de son courroux mais plutôt l’Algérie libre. On sent à le lire un certain gâchis mais également, derrière son ton blasé, on discerne cette rage de se battre encore. Ce sentiment de gâchis, l’auteur nous le fait ressentir avec ce parallèle entre le pays et l’homme. En effet, Haroun va se révéler à lui même, reprendre sa place dans le monde, l’année où l’Algérie devient indépendante. Mais pour le narrateur, il semblerait que l’un comme l’autre ont eu du mal à jouir de cette nouvelle liberté et construire quelque chose de solide et pérenne correspondant à leurs attentes. Il est algérien mais se sent différent, presque étranger lui aussi, et il éprouve chaque jour cette différence qui s’accentue au fil du temps pour être aujourd’hui une réalité qui lui déplaît. Une différence qui se situe notamment dans sa vision de la religion.

   J’ai trouvé que ce livre était comme un uppercut, un coup de feu tiré sur une plage algérienne sous un soleil ardent. Le ton narratif d’un homme s’adressant à son lecteur est séduisant mais pas toujours pertinent. Les digressions dont il dit avoir conscience sont parfois un peu lourdes à lire pour nous, ce qui est dommage. Mais Kamel Daoud nous livre un premier roman très prometteur. Je l’ai trouvé très juste sur le ton employé sur tout ce qui a trait aux émotions du personnage. On le voit très bien s’immiscer dans les paroles de Haroun, se dessiner sur son visage ridé. Mais certaines descriptions pêchent à nous emporter, ce qui est parfois un peu dommageable mais permet aussi à l’auteur de se concentrer uniquement sur l’essentiel : la vérité de Haroun. Ces petits « reproches » que je formule n’enlèvent rien à la qualité globale du livre.

   Je souhaite à Kamel Daoud de toujours pouvoir s’exprimer librement, tant en roman que dans le cadre de sa profession.

Bonne lecture !

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